Langues, cultures, ethnies, clans, lignages et identités, nation

Nous avons dénommé le cadre de nos échanges : « des racines et des langues » parce que notre principal but ici sera de rendre accessible la compréhension de la notion d’identité et d’expliquer des conduites que nous observons aujourd’hui dans l’espace social et politique.

D’aucuns diront pourquoi un tel intérêt maintenant ? Et Pourquoi se référer aux racines culturelles et aux langues gabonaises pour la compréhension de la notion d’identité dans l’espace social gabonais ? En quoi un regard sur les composantes que sont les langues, les cultures, le clan, le lignage, l’ethnie etc., sont d’une utilité à la compréhension de la notion d’identité et celles connexes d’ethnicité et de formations identitaires ?

L’examen de ces questions est né d’une volonté d’apporter des éclaircissements sur des déclarations controversées de plus en plus manifestes sur les réseaux sociaux et l’espace sociopolitique gabonais. Nous n’allons pas toutes les relayer ici, mais nous allons mentionner quelques-unes d’entre-elles qui nous paraissent représentatives des idées qui circulent et qui peuvent susciter la confusion dans la conscience des citoyens peu éclairés sur la question des identités individuelles et collectives.

Nous avons encore à l’esprit la circulation dans la toile d’un audio attribué à maître Moubémbé ; un audio issu d’une conversation privée évoquant l’incarcération d’un avocat pour des faits de corruption. Dans cet audio, il lui était en effet reproché d’avoir dit que : « les avocats fang sont des voleurs », ce qu’il a démenti avoir dit, indiquant plutôt qu’il aurait dit : « Pourquoi ça se passe seulement chez les fang ? Pourquoi tous ces méfaits [sont-ils commis] seulement par les avocats fang ? » Ces propos avaient suscité auprès de l’opinion une controverse à caractère « tribaliste » et « ethnique ». (cf Gabon Media Time, 28 mars 2022). Dans le même ordre d’idées, évoquons la réaction du président du parti politique les 7 merveilles du peuple gabonais (7MP) Joël Ngoueneni Ndzengouma, qui lors d’un passage à l’émission « le Canapé rouge de Gabon Média Time » (Le 27 février 2022), s’en était pris à Pierre Claver Maganga Moussavou, président du parti socialiste gabonais (PSD) et ancien vice-président de la République, après qu’il ait laissé entendre dans une déclaration que : « les ressortissants du haut-Ogooué sont à l’origine de l’état dégradé du pays ».

Joël Ngoueneni Ndzengouma réagissant à la controverse suscitée par le président du PSD, souligna que la gouvernance et l’état dégradé du pays n’était : « […] ni [le fait] d’une ethnie, ni d’une province ». Un autre acteur politique, Max Anicet Koumba avait quant à lui suscité l’émoi et l’indignation de l’opinion public après qu’il ait déclaré lors d’une session du Conseil Nation de la Démocratie que les fang seraient à l’origine du frein démocratique au Gabon. Une déclaration qui avait d’ailleurs entrainé son exclusion du CND et une demande d’excuses publiques à l’ensemble de la nation. A côté de ces déclarations, nous pouvons faire allusion aux nombreuses interpellations à caractère ethnique adressées aux membres d’une communauté ethnolinguistique, lorsqu’un leader politique de l’opposition rejoint les rangs du PDG, parti au pouvoir. L’ethnie de l’acteur politique interpellé par une partie de l’opinion public est ainsi invitée à endosser le choix de l’acteur politique comme si le choix de rejoindre le Parti au pouvoir s’expliquerait par le fait d’une stratégie ethnique. C’est ainsi que les myènè et les fang ont été appelés à s’expliquer à travers des posts dans les réseaux sociaux lors des départs de Féfé Onanga, leader du MPR et d’Eyégué Ndong qui était un proche de Jean Ping.

A côté de ces déclarations qui sont en liens directs avec la conduite des acteurs politiques ou des acteurs sociaux appartenant à une corporation professionnelle comme mentionné ci-dessus, pour l’exemple tiré de la controverse suscitée par l’audio de maître Moubémbé chez les avocats, nous faisons aussi le constat suivant : des hommes politiques et des citoyens désignent très souvent la culture comme le responsable des résistances ou des déficits dans l’efficacité de l’action publique. Le ministre Francis Nkéa Ndzigué affirme ainsi que : « si le système gabonais d’intégrité est globalement satisfaisant sur le plan des textes, les résistances culturelles à la transparence et à la redevabilité de l’action publique posent encore problème. » (Gabon Média-Time, 7 juillet 2022) En termes de déficits culturels citons un exemple emblématique au cœur des préoccupations d’une bonne partie de l’opinion publique : celle de l’adoption d’une langue nationale.

La rédaction d’info 241 rapporte dans une publication du 23 mai 2022 la proposition soutenue par un ensemble d’acteurs du secteur des arts et de la culture réunis au sein de la fédération nationale des syndicats du secteur de la culture et des arts (FENASYCA) sur l’adoption du nzébi comme langue nationale. Lors de cette rencontre, une de ses membres Aminata Ndzomba Ondo, présidente du bloc syndical avait fait constater que : « […] notre société a perdu ses valeurs culturelles. Nous n’avons plus ce socle qui puisse guider nos gouvernants. Les Gabonais n’arrivent pas à se parler parce que nous n’avons pas une langue commune pour fédérer. »

Il ressort des déclarations et des propositions ci-dessus que la référence à l’ethnie est bien souvent pointée comme la cause des échecs en matière de gestion politique et de la promotion des mauvaises pratiques professionnelles (corruption). Le plurilinguisme est quant à lui identifié comme la principale difficulté du vivre ensemble puisqu’il est la source d’un sentiment d’appartenance qui disjoint les individus de la communauté nationale. Les ethnies et la diversité linguistique sont ainsi considérées, à tort ou à raison, comme un frein à la démocratie, au développement et au vivre ensemble. Le repli identitaire, c’est-à-dire la volonté d’identifier un individu à l’un des traits de son identité apparait ici comme une forme de négation de la complexité d’une personne. Ce raccourci emprunté par des acteurs sociaux et politiques pour expliquer la conduite des leaders politiques et des autorités dans l’espace politique nous interpelle.

Les explications données pour justifier la mauvaise gestion ou le positionnement des acteurs politiques et des citoyens par leur identité ethnique ou culturelle, attirent notre attention parce qu’elles ne sont pas satisfaisantes ou peu crédibles. Demander aux fang ou aux myènè de venir s’expliquer parce qu’un leader appartenant à l’une de ces communautés aurait pris une position contraire à celle de l’opinion est une façon maladroite de parler d’un adversaire politique ou d’aborder des questions en lien avec leurs positionnements sur l’espace politique. Nous considérons les explications avancées ci-dessus comme fuyantes, c’est-à-dire qu’elles sont loin d’élucider les problèmes ou les conduites qui sont indexés : L’échec des processus de démocratisation, la mauvaise gouvernance, la transhumance des acteurs politiques ou les préoccupations relatives au vivre ensemble ; ces questions qui sont bien plus complexes, méritent un éclairage.

Car, l’approche actuelle qui consiste à justifier la conduite des acteurs sur l’espace politique par le seul fait de leur identification comme membre d’une ethnie, viserait plutôt à réduire l’ethnicité (le sentiment d’appartenance) à la seule identification ethnique, ce qui en réalité serait une sorte de myopie des réalités sociales et de ce qui contribue à la formation de l’identité politique des individus.

L’identité : clarification notionnelle

La représentation que l’on peut se faire de l’identité est aujourd’hui galvaudée. Elle est considérée comme une notion abstraite, mais en réalité l’identité est le reflet d’un contexte particulier et une tendance lourde de la modernité, l’affirmation de l’individu. C’est donc une notion importante par sa complexité, car elle est au cœur de la définition du soi (l’individu) et du collectif (la société). Et on n’a cessé d’être taraudé par la question du même et de l’autre. Comment concilier changement et identité ?

Au moment où nous-nous engageons à donner des explications aux citoyens sur les processus sociaux qui entrent en ligne de compte dans les processus d’identification, il convient de s’interroger sur cette notion d’identité et notamment de nos identités ethniques. Il faut en effet indiquer que l’identité, à quelques niveaux que ce soit n’est pas un phénomène ou une série de faits isolables d’autres faits, qui seraient sans importance sur la représentation de soi et de l’autre. Tout acte social, parce qu’il est d’ordre relationnel, et procède d’une mise en regard, a toujours des implications identitaires. C’est-à-dire que l’acte social renseigne sur les relations complexes entre l’individu, les autres et la société.

Dans ce sens, l’identité est à considérer comme une construction représentative de soi dans son rapport à l’autre et à la société. L’identité est la conscience sociale que l’individu a de lui-même, mais dans la mesure où sa relation aux autres concède à sa propre existence des qualités particulières. L’identité est donc dans une large mesure, une actualisation au niveau individuel d’un certain nombre de composantes sociales ; cela implique une définition de soi par les autres et des autres par soi-même, c’est-à-dire qu’il s’agit de découvrir qui on est pour soi-même et pour les autres, et qui sont les autres pour soi. L’identité englobe certaines dimensions de la réalité sociales, par exemple au niveau de la représentation ou de l’influence sociale.

L’identité indique finalement comment les réalités sociales s’incorporent à la personnalité, pour constituer le noyau dur de ce que l’individu pense, de la manière dont il se représente les autres et dont il évalue sa propre position. L’identité, c’est donc le produit des processus relationnels en œuvre entre l’individu et la société, et non pas seulement un élément des caractéristiques individuelles. L’identité est une dimension de la relation sociale qui s’actualise dans une image de soi.

De ce qui précède, ne faut-il pas simplement considérer l’identité ethnique comme un fait social parmi tant d’autre ? Si l’identification sociale à un groupe ethnolinguistique n’est pas un phénomène isolé à d’autres processus d’identification, qu’est-ce qu’un fang, un myènè, un téké ou un punu aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’un gabonais aujourd’hui ? Et on pourrait de même se poser la question de savoir : Quelles sont aujourd’hui, les perspectives qui s’offrent à l’ethnicité (sentiment d’appartenance) comme phénomène politique dans notre pays ?

Traiter ces questions en apportant des explications et de la compréhension n’est pas inutile, pour inviter à la mesure ou à la circonspection, ceux et celles qui stigmatisent ou qui voudraient manipuler les groupes ethniques lorsqu’il s’agit de rendre compte de la conduite des acteurs politiques ou des individus. L’identité d’un groupe ou d’une personne étant un processus complexe, il convient alors de bien préciser le niveau de référence que l’on choisit d’explorer quand il s’agit d’expliquer les faits sociaux.

Leçons du passé, perspectives d’avenir

Pour cela, un retour sur le passé rendu possible par l’examen des structures sociales gabonaises dans la longue durée, est nécessaire pour comprendre les transformations importantes que connaissent les institutions comme la famille, les institutions politiques et les individus. La référence au cadre linguistique et culturel bantou nous paraît alors essentielle, pour mettre à disposition des publics ou des citoyens peu habitués aux travaux des sciences sociales, des clés de compréhension et des explications sur les processus de formation des identités contemporaines dans notre société. Il est en effet important que la nation ait des citoyens qui comprennent les mécanismes qui sont en œuvres dans la production du sentiment d’appartenance. C’est utile pour en faire de bons citoyens, car la compréhension des identités dans un pays de diversité linguistique comme le nôtre est cruciale.

Parce que les discours produits par certaines figures représentatives du champ politique et administratif tout comme la prolifération de discours discriminants et haineux à travers les réseaux sociaux, produisent plutôt une confusion dans l’esprit des citoyens peu avertis à la formation des identités individuelles et collectives. S’il va de soi qu’être membre d’un groupe ethnique est constitutif de notre identité, il est aussi important de savoir que cette appartenance ethnique se greffe à d’autres éléments ou composantes de notre identité. La scolarisation et plus généralement la force des processus d’individuation, c’est-à-dire les processus par lesquels un individu se différencie d’un autre et s’autonomise ou de diversification des cercles d’appartenance, bouleverse les rapports du « je » au « nous ». Les individus construisent alors des « identités » qui ne dépendent pas seulement de leur passé ou de leur origine ethnique, mais qui résultent aussi des formations et des expériences vécues dans différents domaines et secteurs d’activités.

La tendance à la clôture des frontières des identités, tirée des réflexions d’hommes politiques et des réflexions des citoyens sur la toile, dans les rues et même quelques fois dans nos chaines de télévision, produisent finalement des aspects néfastes et dangereux.  Pourquoi ? Parce que les enjeux autour des cadres d’appartenance telles que : l’ethnie, le clan, le lignage, les langues, la culture, la nation et même l’Etat, sont peu questionnés. Cette absence de questionnement et donc de compréhension peut effectivement conduire à des situations de replis identitaires, c’est-à-dire à la négation de l’existence sociale d’un groupe par un autre.

Et nous pensons que ces dangers peuvent être évités, sinon ils prêteront le champ aux manipulations à différents niveaux de la société. Que l’on pense à la violence des affrontements successifs entre Hutus et Tutsi, deux « ethnies » inventées au 20ème siècle à partir des maigres indices que fournissaient une simple stratification sociale opposant agriculteurs et éleveurs au sein de l’ensemble bantou ; que l’on pense de même aux massacres des Guéré à Duékoué en Côte d’Ivoire ; pareille confusion est en partie liée à une vision essentialiste, qualifiée parfois aussi de « primordialiste », longtemps dominante en matière de définition de l’ethnie et d’appréhension de l’ethnicité.

L’objectif de l’émission : des racines et des langues

En nous appuyant sur nos langues et leurs composantes culturelles, notre principal intérêt sera de produire une analyse qui rende compréhensible les identités en présence et une explication des conduites individuelles, en mettant en évidence la pluralité des composantes impliquées dans la formation des identités et des formes identitaires construites et reconstruites par les individus. L’un des enjeux consistera aussi à faire saisir au citoyen les processus sociaux qui sont mis en jeu pour comprendre les phénomènes politiques contemporains. Ce d’autant plus que la question de l’ethnie, loin de décliner tend au contraire à se renforcer malgré la mondialisation en marche et l’essor des médias d’une portée inédite qui transforment la planète en « un village global ». On peut en effet douter d’une uniformisation culturelle des sociétés. On constate ainsi que même des médias a priori les plus globalisants comme internet, sont aisément récupérés pour servir et amplifier les sentiments d’appartenance locale. On peut ici faire référence à des groupes comme « fiers d’être akélé » ou « fiers d’être myènè » etc pour illustrer la présence actuelle des groupes ethnolinguistiques du Gabon sur la toile.

Nous examinerons donc quelques traits culturels communs aux groupes ethnolinguistiques du Gabon en nous appuyant sur les composantes culturelles que sont : les langues, les clans et les lignages, l’ethnie, pour voir ce que suggèrent ces composantes dans la compréhension des identités individuelles ou collectives dans la longue durée. Et parce que le traitement de ces questions est d’une complexité, il nous a paru nécessaire de mettre à la disposition des citoyens, des prérequis notionnels dont nous nous efforcerons de rendre la compréhension accessible au plus grand nombre. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle, nous avons débarrassé ce texte explicatif des termes techniques propres aux sciences sociales.

Enfin, dans un ton empreint de cordialité et un registre de langage accessible à tous, nous nous inspirerons tout au long de nos échanges, de la transmission des connaissances orales dans nos villages, pour donner au citoyen des clés de compréhension et d’analyses des questions sociétales auxquelles sont confrontées les Gabonais. Ces clés de compréhension réservées à un public initié aux sciences sociales et humaines leur seront transmises en s’inspirant du modèle de transmission des connaissances autour des contes dans nos villages. C’est ainsi que dans un langage simple, autour du feu, les non-initiés aux sociétés d’intégration sociale, accédaient aux premiers rudiments nécessaires à la compréhension des imaginaires et des représentations constitutives de la vie sociale et de l’univers.

Ici nous ferons en sorte qu’ensemble nous poursuivions et défendions les valeurs de l’humanité : la paix, l’amour et le respect de la dignité humaine, et que ces valeurs fleurissent dans les esprits. En effet, si les groupes façonnent les gens en leur imprimant leur mode de faire et de penser, ils sont aussi produits par eux. C’est donc la connaissance d’un phénomène qui permet de se prémunir de ses aspects néfastes. Le préambule de l’acte constitutif de l’UNESCO ne nous dit-il pas que : « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes qu’il faut élever les barrières de la paix ».

Par Hugues AWANHET,

Docteur en Anthropologie.

Recommandations

  • Patrice MOUGUIAMA-DAOUDA, Contribution de la linguistique à l’histoire des peuples du Gabon : la méthode comparative et son application au bantu, CNRS Éditions, 2005, 174 p.
  • Les peuples Bantu : Migrations, Expansion et Identité Culturelle,
    CICIBA, sous la direction scientifique de Théophile Obenga. Tome 1, L’Harmattan, 1985, 300 p.
  • Fabrice AGYUNE NDONÉ, Changement social chez les Makina du Gabon, L’Harmattan, 2011, 298 p.